Du confinement semble naître un phénomène clinique nouveau –unanimement partagé par les professionnels de notre réseau –qui ne cesse de nous surprendre : un nombre considérable d'adolescents qui fréquentent nos consultations se sentent mieux et notamment ceux qui souffrent de crises d'angoisse. Cette observation, si contre-intuitive soit-elle, me paraît devoir être interrogée. En proposant une première analyse à chaud, je prends le risque de manquer de distance avec le sujet. Toutefois, l'épidémie extraordinaire qui bouleverse le monde entier est devenue notre actualité, si bien qu’il nous faut expliquer au plus vite les logiques subjectives qu’elle engendre. L'éclairage que je voudrais proposer concerne l'impact de la réalité du confinement sur la psychologie de ces adolescents. Qu’est-ce que la réalité du confinement ? Dans quelle mesure cette réalité est-elle subjective? Quelle influence exerce-t-elle sur ce jeune public?
Qu'est-ce que la réalité du confinement ?
Je propose de définir la réalité du confinement comme une fiction collective. En effet, nous sommes tous soumis à des discours communs qui agissent sur nous de deux manières. Ils mettent en récit la situation et produisent une identification de masse en introduisant deux termes dans l'espace public. Le premier est «Covid-19» qui est, pour certains, une métaphore de la mort et le second est «confinement» qui est la conséquence du premier. L'identification de masse se réalise autour du terme «confiné» auquel nous devons nous identifier pour nous prémunir de la mort. Cette identification collective a pour conséquence que les «confinés» adoptent des nouveaux comportements (le confinement, les gestes barrières). Dans cette réalité nos différences sont estompées au profit d'une fiction collective qui nous rassemble. Or, l'adolescent n'est pas seulement un individu qui éprouve la réalité du confinement, il est aussi un sujet qui crée sa réalité subjective. Pour expliquer la situation qui nous interroge, nous ne pourrons pas nous référer uniquement à cette réalité commune du confinement, mais aussi à la réalité subjective.
La réalité subjective est le résultat d'une opération dans laquelle le sujet est actif. Dans ses perceptions (visuelles, sonores, auditives) le sujet choisit ce qui lui est acceptable au regard de ses déterminations psychologiques (conflits symboliques, fixations imaginaires, fantasmes). Par conséquent, les objets qu'il appréhende ne sont jamais insignifiants, ils sont le retour du souvenir et des expériences de satisfaction primordiales qu'il cherche à retrouver. La répétition rythme la réalité qu'il fonde, il la fait sur mesure, en accord avec son histoire inconsciente. L'établissement de cette réalité subjective est un compromis entre les exigences psychologiques et les exigences perceptibles. Une composition dont il est l'arrangeur.
Toutefois, dans cette opération, il n'est pas seul. Sa réalité subjective, pour exister, doit être reconnue et attestée. C'est pourquoi le sujet entre en rapport avec l'Autre, il établit avec lui des échanges de parole. Et c'est la nature de ces échanges, sujet-Autre, qui ressort transformée par le confinement. Comment cet échange pourrait-il être affecté durant le confinement et comment cela modifierait-il la réalité subjective des adolescents en question ?
Au temps du confinement l'Autre a bien changé pour nos jeunes adolescents.
Exit l'Autre scolaire, l'Autre amical est également un peu écarté. Demeure l'Autre parental qui est souvent transformé par la situation (certains parents se trouvent "plus posés"). Face à ces changements, le sujet pourrait être amené à des modifications de son économie psychique. L'instance psychique qui est d'ordinaire en charge de traiter les excitations extérieures se nomme le Moi. C'est la plus visible des instances psychiques car elle est ce que chacun présente sur la scène sociale. Elle correspond à l'image renvoyée par le sujet, cette image, qui se présente actuellement sous la forme du confiné, s'expose moins. En théorie, cette instance fonctionne selon le principe de réalité qui a pour tâche de modifier le second principe organisateur de l'appareil psychique, à savoir le principe de plaisir. Ce dernier ne fait pas cas des contraintes de l'environnement, il cherche la voie la plus rapide et directe pour atteindre l'équilibre pulsionnel. En société, nombre de satisfactions étant interdites, il appartient au principe de réalité de favoriser d'autres satisfactions substitutives pour rendre la vie collective néanmoins possible. Le principe de réalité s’affaire à maintenir l'existence sociale entre les exigences du ça, du surmoi et les exigences du Moi.
Pendant le confinement, du fait de la diminution des rapports sociaux, des rapports scolaires et amicaux et de l'apaisement des rapports parentaux, le Moi est moins sollicité. Par conséquent le principe de réalité a une action plus libre, moins restrictive pour le principe de plaisir. La réalité subjective des adolescents est allégée d'une partie des exigences du Moi. La réalité d'avant, celle du temps pré-confinement est remplacée par un substitut de réalité quantitativement moins exigeant pour nos adolescents. Un bout de l'explication de leur apaisement pourrait se trouver dans cette hypothèse de la perte de la réalité pendant le confinement et de sa substitution par une réalité subjective répondant moins aux exigences du Moi. Une autre conséquence pourrait aussi être explorée.
A la diminution des exigences du Moi, s'ajoute le second phénomène qui est la prévalence du principe de plaisir. Tenu à l'écart de l'établissement scolaire et des exigences de son environnement, le sujet développe des facilités de satisfaction pulsionnelle qui habituellement sont empêchées. L'aspect ludique, divertissant, prend dorénavant plus de place dans son activité psychique. Dans cette circonstance, le sujet est amené à des satisfactions plus immédiates et également à une plus grande activité fantasmatique.
Nos jeunes sujets paraissent évoluer dans une parenthèse enchantée où l'activité inconsciente gagne un peu d'autonomie. Habituellement, les contraintes environnementales leur coûtent l'ajournement de la satisfaction pulsionnelle, elles les obligent aussi à investir des objets qui ne le séduisent guère (les mathématiques par exemple), alors qu'ils aimeraient par-dessus tout profiter maintenant et en particulier d'eux-mêmes. Le confinement leur permet souvent cela. C'est un temps propice à des satisfactions longtemps repoussées et à prendre soin de soi. On reconnaitra là deux motifs du principe de plaisir, l'immédiateté de la satisfaction pulsionnelle et l'auto-érotisme retrouvé. En bref, le moment est propice à la satisfaction narcissique.
Je vous ai proposé de penser l'apaisement ressenti par certains adolescents pendant l'expérience du confinement, à travers certains principes théoriques du fonctionnement psychique, en tant que conséquence de la perte d'exigence du Moi. Cela qui ouvre la voie à des satisfactions plus rapides et à des équilibres économiques pulsionnels impliquant moins de renoncements. Cette hypothèse ouvrira, je l'espère, des discussions entre les professionnels en charge de l'accompagnement de ces adolescents. Je souhaite vous indiquer aussi un autre aspect de ce phénomène clinique qui pourra éventuellement permettre de penser la fin du confinement pour ces jeunes. J'ai, pour le moment, mis de côté un facteur de ce phénomène : le fait qu’au cours du confinement l'angoisse serait apaisée.
Pour terminer cette note je vous propose donc d'essayer de traiter la question de l’angoisse à l'aube du confinement.
L'angoisse se présente comme un affect intense que le sujet ne parvient pas à expliquer. Il semblerait que ce soit une expérience obscure, éminemment intime. Or, les sujets angoissés, lorsqu'ils évoquent la présence de l'angoisse dans leur quotidien perçoivent que souvent, les moments d'angoisse sont déclenchés par la présence de quelque chose qu'ils n'arrivent pas à nommer. Après examen, ce "quelque chose", qui déclenche l'angoisse du sujet, est un objet qui fait intervenir l'Autre. Contrairement à ce que l'on peut penser en premier lieu, l'angoisse est un symptôme social qui se déclenche lorsque le sujet se trouve en situation de passivité face à l'Autre. Quand il se sent soumis au désir de l'Autre, que l'Autre est trop présent, alors l'affect qui le tétanise c'est l'angoisse.
Il va de soi qu'en se tenant physiquement à l'écart des autres, de leurs exigences et de leurs désirs, le confiné fait l'économie des violentes poussées d'angoisse. Il se sent libéré, et oublie même ce qui l'avait amené à consulter il y a encore si peu de temps. Toutefois, la parenthèse enchantée, nous le savons, ne durera pas. Avec son achèvement, l'Autre scolaire et amical fera son retour et nous pouvons supposer que l'angoisse risque elle aussi de se réveiller. Ainsi, le déconfinement pourrait se montrer dans ces cas précis comme une expérience frustrante et angoissante.
A l'issue de ces développements, on retrouve avant tout, l'idée multiséculaire selon laquelle l'expression symptomatique dépend du contexte. C'est un phénomène de pathoplastie fort courant. Mais ce que j'ai souhaité explorer dans ce phénomène c'est ce qui serait, dans le fond et non seulement dans la forme, subjectivement modifié pour les jeunes dont nous parlons. En choisissant les explorations liées au couple logique principe de plaisir - principe de réalité, je propose l'hypothèse d'une diminution des exigences du Moi et une augmentation quantitative des satisfactions immédiates. Il s'agirait de changements ni topiques, ni dynamiques, mais économiques dans l'appareil psychique, ce qui pourrait laisser entendre que cet apaisement soit transitoire.
Les éléments proposés ici tentent, dans l'instant, d'éclairer un phénomène en cours. Ils ont vocation à relever une observation clinique et, par l'appui de théories imparfaites, d'ouvrir un questionnement. J'invite le lecteur à se saisir autant qu'il le peut des circonstances pour faire progresser l'analyse sur ce que je propose de nommer une perte de la réalité dans le confinement.
Le 29 avril 2020
Jérôme-Évariste Terrier - Psychologue clinicien
Maison des adolescents et des jeunes adultes des Pyrénées-Orientales