Le smartphone est une invention relativement récente. Il y a 15 ans, il ne prenait pas encore la place qu’on lui connait aujourd’hui dans nos existences. Il est maintenant très fréquent de le trouver dans la poche, voire dans le prolongement du bras de nombreux humains, et même des plus jeunes d’entre nous. Son acquisition marque d’ailleurs souvent le passage vers une certaine autonomie. Son accessibilité révolutionne notre manière d’être en lien les uns avec les autres, d’accéder à l’info, de jouer, de nous divertir, de consommer.

Il joue un rôle dans nos relations, entre nous, mais aussi dans notre rapport au monde. En cela, il est bien plus qu’un assemblage rectangulaire de composés minéraux, plastiques et électroniques. La pandémie mondiale avec ses effets de confinements et d’isolement sanitaires a semble-t-il amplifié les problématiques autour de son emploi. Il devient tour à tour une solution pour rester en lien avec autrui, un capteur infini d’attention ou l’objet de discorde entre les membres d’une famille. Depuis ma place de psychologue en Maison des Ados - aussi propriétaire de smartphone et en relation avec des propriétaires de smartphone - je m’interroge sur le rôle de ce mini-ordinateur de poche dans nos relations.

Le contexte

Depuis le premier confinement en mars 2020, il fallait continuer de communiquer avec l’extérieur, maintenir ses liens professionnels, scolaires, amicaux etc. Il fallait aussi s’occuper, se divertir, travailler. Le téléphone permet maintenant de -presque- faire tout ça du bout des doigts. 

Mon hypothèse est que certaines problématiques liées à l’usage du téléphone ont été amplifiées, ou se sont figées suite à cet isolement forcé. Ce qui était parfois un problème dans les familles : « il est tout le temps derrière son téléphone, il ne répond pas quand on lui parle etc. » est devenu une solution pour éviter de se croiser trop souvent et réguler les tensions, et parfois ce qui était une solution est progressivement devenu un problème, incarné par la place que prend l’objet dans les interactions, au risque de perdre de vue les problématiques relationnelles initiales.  

Nous examinerons brièvement les usages les plus fréquents du smartphone, leurs enjeux, et proposerons des pistes de réflexion pour travailler les problématiques liées à la place prise par ce téléphone dans les relations familiales des adolescents que nous recevons en Maison de Ados. 

Quelques usages du smartphone et leurs enjeux  

Le smartphone occupe de nombreuses fonctions. Il est un peu loin le temps du N3210 incassable qui sert à téléphoner et envoyer des SMS, et - révolution - jouer au serpent. L’idée ici n’est pas de nous plonger dans un élan nostalgique mais surtout d’attirer l’attention d’une part sur la rapidité des progrès techniques mais surtout sur la multiplicité des usages de ce qui devient réducteur d’appeler téléphone, ce dernier rassemble à peu près toutes les activités qui nécessitaient qu’on se déplace, deviennent accessibles depuis sa poche. 

Le téléphone au sens strict devient finalement un usage rare, ou en tous cas l’un des usages, et pas toujours le principal. 

L’appli de tchat (whatsapp, messenger, wechat, snapchat, signal, facetime…) : Elle permet rester en contact avec ses proches/entretenir et nourrir les relations.  Ces applis font partie intégrante du mode de vie des ados, et depuis les confinements de nombreux adultes aussi. 

Les réseaux sociaux (tiktok, yubo, instagram, twitter, youtube, pinterest, reddit, twitch, linkedIn, facebook, 9gag…) :  Il existe évidemment de nombreuses manières d’investir les réseaux sociaux ,et qui nous entraine dans une sorte de modifications de repères dans l’espace-temps, lors desquelles on croit avoir passé 5 minutes devant l’écran alors que plusieurs heures se sont écoulées.

Le réseau social représente pour les ados un lieu privilégié d’expérimentation relationnelle, à la fois en termes de contenu qu’ils ou elles exposent, mais aussi pour jauger les réactions de la communauté à cette exposition. L’époque valorise bien plus que toute autre le recours aux tests, à l’expérimentation. On ne s’engage pas au hasard, quel que soit le sujet de l’engagement : amour, sexualité, orientation professionnelle, même l’identité devient le lieu d’essais. Et « pour connaitre la valeur d’une expérience, il importe souvent d’interpeller un regard extérieur afin de valider ou d’invalider ce qui est testé ». C’est là l’un des grands pouvoirs des réseaux sociaux, il permet une audience qui offre un feedback. 

Nombreux sont les ados qui en font une pratique quotidienne, mais plutôt raisonnable, parfois aidés par un chronomètre limiteur de l’appli. C’est-à-dire qu’au-delà d’un certain temps passé, l’application se met en veille jusqu’au lendemain. Ce limiteur peut être géré par les parents ou par l’ado elle/lui-même. 

Le besoin le plus nourri par les réseaux sociaux est sans doute l’appartenance, on y trouve en effet de nombreux groupes thématiques par centres d’intérêts, et de là, des communautés importantes se forment, se renforcent et chacun.e peut interagir avec la communauté.

Les jeux : Il en existe une multitude accessible depuis le téléphone, même si ce n’est pas l’appareil privilégié pour jouer. Nombreux sont sur smartphone les jeux qui sont en réalité plutôt des plateformes de monétisation (candy crush etc.) c’est-à-dire où ce n’est pas l’expérience ou la qualité de jeu qui permet de passer les niveaux, mais le paiement : pas besoin de développer des compétences ou de développer des stratégies. Ce fonctionnement peut cependant se révéler assez addictogène. Le processus de frustration/récompense dans l’expérience du joueur est en effet pensé pour y passer le plus de temps possible. Si on retrouve fréquemment le motif d’addiction aux jeux vidéos parmi les demandes d’accompagnement en Maison des Ados, dire que le jeu vidéo est addictif est pour le moins réducteur. En 2018, l’OFDT évoquait la possibilité qu’un ado sur huit ferait un usage excessif des jeux vidéos, soit environ trois élèves par classe.  

Au même titre que le recours au réseau social, la pratique du jeu vidéo peut conduire à difficultés de sommeil. C’est d’ailleurs à ce jour le seul lien statistique établi entre l’utilisation excessive des écrans et une problématique sanitaire (Suris, 2014). En effet la plupart des études du champs confondent corrélation et causalité, ce qui est pourtant fondamental de distinguer. Stora parle de mise en scène de mondes éternellement éveillés : « les adolescents sont souvent confrontés à des difficultés d’endormissement : dormir c’est se déconnecter du monde. S’il s’endormait, il perdrait tous les pouvoirs acquis. Le monde continuerait sans lui. Il ne serait plus indispensable ». Or, le processus physiologique adolescent comporte déjà en soi une modification et parfois une altération des comportements de veille et de sommeil

Les applis de rencontre : (Nodaron, Lovoo, Roomco, Skuat, Rencontre-Ados, Tinder, Happn…). Ces applis permettent de discuter avec des personnes hors du cercle côtoyé habituellement, en fonction des centres d’intérêt, de la localisation ou en fonction de critères physiques 

A signaler cependant un phénomène qui semble prendre de l’ampleur même chez les ados : la « dating fatigue » que Judith Duportail, autrice d’un essai à ce sujet définit comme « le sentiment de mort qui durcit au sein de [notre] cœur lorsqu’il nous semble avoir emprunté pour la millième fois le même ascenseur émotionnel, entre espoir, date, projection, ghosting et déception ». Elle met ainsi en lumière la reproduction d’un schéma relationnel peu stimulant, qui laisse imaginer les limites de ces applis pour répondre à l’idéal attendu de LA rencontre.

De nouvelles pratiques : Avant la crise sanitaire, l’exposition des enfants et ados aux TICs (Technologies d’Information et de Communication) nourrissait déjà des débats et des questionnements. Un champ lexical entier a d’ailleurs vu le jour ces dernières années. Par exemple, la peur d’être séparé de son téléphone a maintenant un nom : la nomophobie - contraction de no-mobile phobia. Un jeune avec les yeux rivés sur son tel ainsi déconnecté de toute notion d’environnement et/ou de sécurité est un smombie - contraction de smartphone et zombie, et pourrait de temps à autres pratiquer le phubbing, - phone-snugging - ou télésnober c’est-à-dire ignorer intentionnellement la présence d’autres humains autour de lui en se consacrant à son téléphone. On peut aussi entendre parler du phénomène FOMO : Fear Of Missing Out, ou la peur de rater quelque chose, qui est parfois décrit comme une forme d’anxiété sociale. Blague à part, le smombie constitue une réelle préoccupation en ville en terme de sécurité routière, et nombreuses sont les métropoles qui organisent des campagnes de prévention ou considèrent de légiférer à ce sujet. Le smartphone occupant une place grandissante, nombreuses recommandations ont donc fleuri, proposant d’en limiter la durée d’usage et de contrôler le contenu visionné, et ce de manière plus ou moins souple, avertissant contre des dangers plus ou moins réalistes, que ce soit en termes d’effets secondaires ou de risques d’exposition. A ce titre les recommandations du programme 3,6,9,12 initié par Serge Tisseron constitue un support nuancé et bien documenté pour organiser l’utilisation des écrans. En effet comme évoqué plus haut, nombreux médias mais aussi études continuent de confondre corrélation et causalité.

Le travail avec les familles

Les problématiques liées à l’utilisation du smartphone peuvent comme on l’a vu recouvrir une multitude d’aspects. 

Ainsi l’un des premiers points d’attention lorsque la famille évoque une problématique liée au téléphone, c’est de définir le problème. Il va s’agir dans un premier temps de différencier l’usage de l’objet en lui-même, et de permettre aussi que chacun dans la famille puisse opérer cette distinction. Le but est de requalifier ensemble et selon chaque membre de la famille la légitimité ou non de certains usages, et progressivement, permettre d’instaurer des repères de fonctionnement acceptables par chacun.e. Ce qui peut se révéler une tâche extrêmement complexe. Dans son étude, Claire Balleys relevait que « dans tous les discours de tous les parents de manière unanime, le rôle d’un parent responsable est de veiller à ce que leurs enfants aient des usages légitimes des écrans. Or, les contours de cette légitimité, portée par différents discours institutionnels et médiatiques ne sont ni clairs ni partagés » (Balleys, 2021 p.6). Lors de la rencontre avec la famille, il s’agit donc de mettre à jour les règles opérantes pour cette famille-là, à cet instant, en nous gardant bien de prescrire des conduites à tenir pour le moment. En effet, si on considère les effets de la dynamique familiale, il s’agit dans un premier temps d’observer les règles à l’œuvre dans le système, et la fonction des problèmes pour celui-ci. Aussi, il est très intéressant de permettre à la famille de décrire ce qui se passe à la maison, tout en les observant interagir, et ainsi mesurer les décalages, et commencer à envisager la ronde des alliances et des coalitions. 

C’est-à-dire qu’un des enjeux majeurs de l’adolescence, mais finalement aussi du travail avec les familles, c’est justement de permettre à chacun de s’autoriser à être différent des autres membres de la famille, tout en étant ensemble. Si on refait un parallèle avec notre objet de questionnement :  dans de nombreux cas, l’usage du téléphone peut venir brouiller quelques repères de l’espace et du temps. Par exemple, avoir une conversation intime avec son amoureux au milieu du salon peut créer une confusion : je suis simultanément dans l’intimité d’un échange et à la vue de tout le monde. Il peut aussi troubler les limites du foyer, lorsqu’un parent prétexte travailler depuis la table de la cuisine en plein repas. Les frontières peuvent ainsi être a minima un peu mêlées voire complètement confondues entre le dedans, le dehors, le pro, le perso, l’intime, le public etc. Or on sait comment l’adolescence se caractérise par la vérification de la solidité des repères acquis jusqu’alors.  Aussi, interroger les usages ainsi que les lieux et les moments choisis permet parfois de pointer certaines problématiques, liées au cadre, à l’intimité, à l’autorité, à la place que chacun trouve ou pas dans la famille. Or, exercer sa parentalité à l’ère du smartphone confronte à des problématiques inédites. Là aussi Claire Balleys nous le confirme : l’association entre l’exercice d’une parentalité légitime et la résistance aux écrans semblent avoir pénétré toutes les classes sociales aujourd’hui. Toutes sont d’accord pour dénoncer les dangers des mauvais usages : excessifs du point de vue de la durée, et inadequat du point de vue du contenu. Pour autant 

La banalité ainsi que la fréquence de cette problématique de smartphone facilitent ainsi l’accès au fonctionnement du système familial, et c’est en fin de compte un objet d’investigation utile pour révéler les règles implicites de celui-ci. Aussi, il devient intéressant d’interroger en même temps que l’usage du smartphone de l’ado, l’usage des adultes du leur, de la télévision, ainsi que le positionnement de chacun des membres de la famille par rapport aux autres. On peut alors voir les loyautés et les coalitions, les conflits latents et permettre ainsi une lecture à voix haute des relations dans la famille, et ainsi proposer à chacun dans le système d’expérimenter autre chose que ce qu’il connait déjà et souvent se renforce à l’usage 

Le smartphone a une fonction non négligeable aussi du côté du contrôle que le parent peut exercer sur sa progéniture. De l’accès à certaines fonctionnalités du bidule, à la régulation du temps passé sur les applications, à la géolocalisation de l’appareil, voire à l’examen minutieux de chaque conversation, certains parents ont une idée toute singulière que ce qui convient ou non d(e s)’autoriser ou d(e s)’interdire. Ces leviers sont extrêmement utiles à repérer pour permettre l’expression de certaines peurs, de deuils non faits ou à venir, et ainsi modifier la compréhension que les uns et les autres se font de ceux qu’ils ont l’impression de connaitre par cœur, et ainsi accompagner les changements.

C’est pourquoi ce terme de pharmakon m’a plu pour qualifier le smartphone. A la fois un remède, un poison et aussi un bouc-émissaire, il occupe ces trois fonctions, et ignorer l’une d’elles, revient à négliger un aspect de ce qui se joue pour l’un ou l’autre membre de la famille.

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Lachance J. , Adolescence et réseaux sociaux, In Médecin et Santé de l’adolescent. P.111.
Stora M., Dependance aux écrans : les jeux vidéo, in Médecine et santé de l’adolescent, P. Gerardin, B. Boudaillez et P. Duverger, chap 43, p. 343
Yavuz-Kodat E. et Schröder C., Sommeil et rythmes de vie à l’adolescence in Medecine et santé de l’Adolescent.
Taper Nomophobie ou danger du smartphone dans un moteur de recherche : frissons garantis.

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